Hiérarchisation des luttes. Luttes sociales versus luttes sociétales
La question sociétale, question indolore pour les classes dominantes
(photo : Guillaume Carré, Paris, 2017)
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Hiérarchisation des luttes. Luttes sociales versus luttes sociétales
La question sociétale, question indolore pour les classes dominantes
Dans cet article je ne souhaite pas forcément apporter des réponses définitives mais plutôt apporter des éléments de réflexions, mettre l’accent sur certains aspects de cette question qui mériteraient d’être approfondis.
Je me permettrais une petite réflexion personnelle et subjective afin d’éclairer ma démarche....si sur certains sujets je peux avoir une opinion assez tranchée, tout en essayant d’être toujours capable d’ ouverture intellectuelle, la question de la hiérarchisation des luttes me laisse assez dubitatif.
Plus que la défense d’une thèse, ici, dans ce texte, je veux réfléchir avec ceux qui se posent les mêmes questions. Ce texte se veut donc plus comme une étape dans cette discussion qu’une affirmation définitive. Cette question me semble être l’une des plus prégnantes de notre époque et la ou les réponses ne prendront pas la forme d’une révélation, mais se dessineront progressivement sous forme d’un équilibre de plus en plus précis.
Cette question de la hiérarchisation des luttes, divise actuellement assez vivement la gauche. A certains moments on pourrait y voir qu’une question purement abstraite, sans aucune application politique concrète. Mais, en y regardant de plus près, on voit que cette question est au contraire souvent centrale, par exemple par le regard porté sur la guerre civile en Syrie, le mouvement des gilets jaunes ou la politique du Président Emmanuel Macron.
La gauche se divise assez violemment sur cette question. Cette division elle même est assez délicate à appréhender. Se placer au centre, avoir une opinion «équilibrée» ne devrait pas être un but en soi. Sur beaucoup de questions il faut au contraire assumer une forme de radicalisme (ce qui ne signifie aucunement la violence, le dogmatisme, ou même se fermer au débat). Sur la question du féminisme par exemple, le radicalisme consiste à reconnaître une égalité totale et absolue entre les hommes et les femmes, et toute option qui serait en deçà de cette position me paraîtrait hautement critiquable. Par contre sur certains autres points, surtout si nous sommes sur le terrain de la stratégie des luttes, peut-être que la bonne position se trouve au contraire au centre sur un certain point d’équilibre.
En caricaturant à dessein, nous pourrions imaginer les deux extrêmes du spectre, d’un côté le bobo urbain, électeur de Macron dès le premier tour, sensible aux questions d’environnement, d’égalité de genres, mais voyant les mouvements sociaux comme l’expression irrationnelle d’une populace haineuse et envieuse travaillée par toutes sortes de mouvements populistes.... Et d’autre part, toujours dans la caricature, on pourrait imaginer le vieux militant stalinien du PCF, sensible à la lutte des paysans indiens en Amérique latine mais concevant l’homosexualité comme une perversion bourgeoise...... Si ces deux extrêmes existent, la réalité est plus comme un long et complexe continuum entre les deux.....
D’un côté la question sociétale, de l’autre la question sociale, il semble évident que ces deux questions appellent une lutte d’émancipation, elles sont toutes deux complémentaires mais tout de même différentes. Pourtant, existe-t-il une hiérarchie, morale ou autre, entre ces deux questions?
1 - Une forme de domination ou d’oppression est-elle prédominante sur les autres ?
Une de ces oppressions est-elle prédominante ? Du point de vue de la morale ? et de la structure de la société ?
Premièrement, il me semble intuitivement que ces deux luttes, contre la domination sociale et contre les discriminations de nature sociétale, procèdent du même mouvement moral de refus de l’injustice. Si notre démarche politique est basée sur l’idée de refuser l’injustice, sur l’idée d’émancipation, on devrait donc d’un même mouvement rejeter ces deux formes d’oppression, l’oppression sociale et l’oppression sociétale.
A - Difficulté à hiérarchiser moralement les différentes oppressions
C’est la même démarche morale et intellectuelle qui nous amène à refuser qu’une personne soit traitée comme un objet, soit exploitée, que celle de voir une personne maltraitée pour une chose dont elle n’est pas responsable.
S’il est nécessaire de lutter contre ces deux formes d’oppression, si on voit une profonde contradiction dans le fait de lutter contre une forme d’oppression tout en acceptant l’autre, est-ce à dire que ces deux formes d’oppression se valent, que nous ne devons pas les hiérarchiser?
Il est difficile de hiérarchiser les différentes formes d’oppressions, car ces oppressions supposent une expérience intime, individuelle et indicible. Effectuer une telle hiérarchisation impliquerait de comparer des expériences très différentes. Si dans les grandes lignes on peut envisager une telle hiérarchisation, plus on affine la démarche, moins elle a de sens.
On ne peut sans doute pas hiérarchiser très précisément les différents types d’oppressions, mais cela ne signifie pas non plus que celles-ci se valent.
B - L’aspect plus structurant de l’oppression de classe
Plusieurs éléments peuvent faire penser que la domination sociale, la domination de classe devrait être considérée comme prédominante.
Tout d’abord, il semble que la question sociale structure plus profondément nos sociétés. Que cet aspect va avoir un impact «sur-déterminant» sur la nature d’une société et sur les vies et les destins de chaque individu. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’une oppression sociale est par nature plus immorale qu’une autre forme d’oppression de type sociétal mais que cette oppression sociale structurera plus profondément une société qu’une autre forme d’oppression, que son impact serait plus profond.
Il faut aussi garder à l’esprit que souvent une oppression sociale et sociétale sont étroitement liées, elles s’alimentent l’une l’autre et ce n’est pas toujours aisé de déterminer laquelle découle de l’autre.
La question sociale semble plus prégnante car elle impacte les conditions de vie matérielles de chaque individu, de sa possibilité de se réaliser et de s’épanouir. Plus profondément et plus intimement elle va hiérarchiser les individus entre eux, leur donner une valeur aux yeux de tous et souvent à leurs propres yeux. Au delà de la question matérielle cette hiérarchie va répartir l’autorité et les honneurs, le pouvoir d’un individu sur un autre, son sentiment de supériorité ou au contraire d’infériorité.
La structure sociale est la structure fondamentale de chaque société, son ossature. Dans cette logique l’oppression sociale est plus profonde, plus totale et également plus difficile à dépasser (je ne fais pas référence ici à la capacité de chaque individu à monter ou descendre dans la hiérarchie sociale mais à l’impact du statut social sur son existence).
Un statut social plus élevé permet, en partie, d’échapper à sa condition. Une femme de l’aristocratie, bien qu’opprimée dans un système patriarcal pourra jouir de conditions de vie matérielles agréables, pourra plus aisément se réaliser, libérer des espaces de liberté. Un homosexuel vivant dans une classe sociale élevée pourra plus aisément échapper aux différentes formes de discriminations qui touchent les homosexuels et pourra plus facilement mener sa vie privée comme il l’entend.
On pourrait étendre cette même logique aux groupes victimes de racisme. Aux États-Unis un Afro-américain qui aurait réussi socialement, qui aurait fait fortune, n’échappera sûrement pas à tous les clichés touchant sa communauté mais par contre échappera à de nombreuses vexations touchant les Afro-américains. Le riche homme d’affaires libanais sera, quant à lui, moins souvent renvoyé à sa condition d’Arabe que le travailleur immigré Algérien. La condition sociale n’efface pas les autres formes de discrimination ou de domination mais cette condition va jouer un rôle très important pour atténuer ou au contraire exacerber les effets de ces formes de discrimination.
Ceci me pousse à penser que la domination sociale est prédominante sur les autres formes de dominations. Comme dit plus haut, sans jamais perdre de vue que ces dominations sociales et sociétales interagissent, sont étroitement imbriquées, l’une impliquant l’autre ou découlant de l’autre. Dans le cas des Afro-américains, c’est leur situation sociale défavorable qui rend possible les discriminations dont ils sont victimes, et c’est cette discrimination qui par des mécanismes complexes les maintient au bas de l’échelle sociale.
La classe sociale a une réalité structurelle en dehors d'elle même alors que l'appartenance à une catégorie n'est que le fruit d'une construction intellectuelle subjective qui décide selon quels critères subjectifs nous devons différencier les gens.
L’injustice est la nature irréductible de la société de classe, le genre, la race ou tout autre élément de différentiation seront le critère (parmi d’autres) pour assigner l’individu à une catégorie. La société de classe est une société où les individus sont divisés en catégories, la discrimination est l’un des critères qui va assigner un individu à une catégorie donnée.
Un des arguments de Pascal Marichalar sur le livre de Gérard Noiriel est intéressant par la question qu’il soulève. Noiriel développe l’idée d’assignation à l’identité, en substance une personne va se voir englober dans un groupe «opprimé» alors que lui même ne se sent pas appartenir à ce groupe.
(voir : Penser sans, penser contre. Texte de Pascal Marichalar. https://shs.hal.science/halshs-03511651/document)
https://shs.hal.science/halshs-03511651/document
Marichalar relève que Noiriel admet que certaines personnes appartiennent de fait à la classe prolétaire sans en avoir conscience et encore moins ne se revendiquent de cette classe. En faisant cela Noiriel lui même pratique l'assignation à l'identité qu'il critique par ailleurs....
En ironisant sur cet aspect, Marichalar met (involontairement) le doigt sur un aspect essentiel. L’identité est une construction intellectuelle et culturelle (l’un des critères permettant d’assigner l’individu à une catégorie) alors que la classe sociale, elle, est une réalité sociologique, indépendamment de la connaissance que nous en avons.
Il existe une différence fondamentale entre une appartenance de classe et une appartenance à une communauté.
L'appartenance de classe se fonde sur des rapports peut-être invisibles, peut-être non consciemment vécus (le serf n'a pas forcément conscience d'être victime d'une domination de classe, d'une injuste) mais tout de même objectifs. Le fait de posséder ou non les moyens de productions, le fait de donner les ordres ou de les recevoir, d'être celui qui décide ou qui exécute.... sans parler de toute une gamme de rapports de dominations moins tangibles.
Alors que l'appartenance à une communauté est, elle, totalement le résultat subjectif d'une convention sociale.... ce qui paradoxalement ne signifie pas, bien au contraire qu'elle n'ait pas de conséquences concrètes potentiellement négatives pour la personne concernée.
Une personne assignée à une catégorie peut revendiquer l’appartenance à cette catégorie ou au contraire contester sa pertinence tout en s’opposant aux formes d’oppressions qui découlent des cette catégorisation. Une personne rasicée, un Afro-américain, peut suivre deux stratégies de résistance. Soit il se reconnaît lui même comme Afro-Américain, revendique cette appartenance et désire cultiver et réhabiliter cette communauté, tout en affirmant ses droits à l’égalité. Inversement, dans la même situation un individu pourrait tout autant s’opposer au racisme américain en affirmant être un citoyen américain et considérant comme inopérante cette division du peuple américain en catégories raciales, il pourrait également se considérer avant tout comme un prolétaire et refuser de se reconnaître dans cette catégorisation raciale. Cela n’implique pas du tout qu’il nierait la réalité du racisme aux États-Unis, qu’il ne verrait pas que beaucoup le réduisent à la couleur de sa peau et que, de ce fait, cela a un impact négatif sur son existence. Mais par contre ça signifierait qu’il refuse d’entériner cette catégorisation, qu’il souhaite en quelque sorte que le combat se déroule sur un autre terrain.
Si je suis désigné comme français cela aura bien sûr des conséquences pour moi, au moment de passer la frontière, de recevoir des prestations sociales. Mais ce concept de français lui n'est qu'une pure construction intellectuelle et c'est cette construction qui engendrera des conséquences. C'est le fait que beaucoup pensent que le "concept de français " a du sens, que le fait d'être considéré comme français aura des conséquences.
Les deux attitudes peuvent être considérées comme deux stratégies, les deux sont du même côté de la barricade, du côté des opprimés. Il peut-être nécessaire dans un premier temps de s’affirmer pour pouvoir tenir tête au groupe dominant. Mais le problème avec cette affirmation est que dans le même mouvement on donne une réalité à la catégorisation voulue par le groupe dominant. En somme les Afro-Américains existent car leurs droits sont contestés par de nombreux blancs américains. Cette situation n’aurait pas existé, la question des blancs et des noirs n’existerait tout simplement pas.
Refuser l’assignation identitaire ou catégorielle, c’est mener le combat sur un autre terrain, un autre niveau. Nier les classes sociales signifie ne pas mener le combat, rendre les armes et se résigner à l’injustice.
Le vrai radicalisme ne consiste pas à renverser les critères de discriminations mais au contraire à les dépasser.
Par contre, le fait de ne pas reconnaître la nature de classe de notre société reviendrait à nier son injustice.
2 - Emancipation sociétale, émancipation indolore pour les classes dominantes
Si les discriminations tout comme la religion et la superstition peuvent être des armes redoutables entre les mains des classes dominantes, pour diviser les classes populaires, comme nous le voyons aujourd’hui d’une façon dramatique avec l’extrême droite européenne. Celle-ci divise les classes populaires entre soit disant allogènes et autochtones, les détournent des luttes qui les mèneraient à leur émancipation. Pourtant, ces discriminations ne sont aucunement nécessaires, vitales, pour le maintien des classes dominantes.
Si aucune de ces discriminations sociétales sont indispensables à la perpétuation du système de domination de classe, les dominations sexuelles sont même nuisibles au bien être des classes dominantes dans leur vies quotidiennes et intimes.
Ces discriminations, préjugés, superstition peuvent au contraire être un obstacle au bien être des classes dominantes. Mais comme je vais le développer plus bas, toutes les formes de discriminations n’ont pas le même impact sur les classes dominantes, certaines discriminations sont plus étroitement corrélées à la domination de classes que d’autres, c’est pour quoi nous assistons aujourd’hui en Occident à ce paradoxe d’une émancipation des femmes et des minorités sexuelles avec en parallèle une crispation à l’encontre des immigrés ou minorités «racisées».
Même si je vais dégager de grandes tendances, schématiser, la réalité est bien sûr plus confuse, contradictoire, il faut de nouveau plus y voir un continuum que deux groupes clairement identifiés. D’un côté la droite libérale et de l’autre la droite conservatrice-nationaliste.
Pour les classes dominantes, les préjugés à caractère sexuel ou religieux sont des obstacles à leur bien être. Parmi les bienfaits de la vie, se priver d’une sexualité épanouie n’a aucun sens pour les classes possédantes, entretenir ce genre de préjugés leur nuit sans être totalement nécessaire à leur domination. C’est pour cette raison que les avancées de la société dans le sens d’une libération des mœurs seront beaucoup plus facilement acceptées, sinon initiées, par les classes dominantes.
Petite anecdote triviale sur la Chine et les Triades, mafia chinoise. Quand la Chine est sortie de la période maoïste dans les années 80, période qui fut hautement puritaine, le Parti Communiste a ouvert la porte aux Triades, car les anciens leaders maoïstes transformés en business men ne voulaient plus des codes rigides de la période maoïste, ils aspiraient à jouer au casino, à consommer de la drogue, à fréquenter des prostitués, tous ces services étant gracieusement fournis par les Triades basées à Hong Kong.
D’une façon moins caricaturale, les classes dominantes comptent pleinement profiter de la vie, avoir la vie sexuelle qu’ils désirent, lire les livres qu’ils veulent, bref jouir d’une liberté individuelle qui par ailleurs est totalement légitime et doit être accordée à tous quelque soit leur statut dans la société.
Mais les classes dominantes tout comme les classes populaires ne sont pas totalement homogènes même si le rapport de classe est le critère déterminant d’une société de classe.
La transmission des traditions joue également un rôle important, la défense de valeurs vues comme traditionnelles peut également être conçue comme un marqueur d’appartenance à la classe dominante. La perte de ces valeurs, de plus, peut être vue comme une marque de décadence, décadence mettant éventuellement en danger la domination de leur classe.
La domination de classe étant en partie basée sur des symboles, des rites, des traditions, il est logique de penser que la disparition de certaines traditions amènerait une moins grande soumission des classes dominées.
La lutte sociétale qui fracture les classes dominantes, même si elle est bien venue pour évacuer la question sociale, n’en reste pas moins «sincère». Elle ne relève pas forcément d’un calcul conscient et cynique, la frontière entre les intérêts bien compris et les convictions profondes reste bien souvent perméable.
Cette lutte entre les classes dominantes sur le terrain sociétal va s’avérer dévastatrice pour l’émancipation des classes populaires, cantonnant ces dernières dans le rôle de supplétifs dans le combat des dominants comme ça été le cas pendant presque toute l’histoire.
Petite parenthèse qui sort un peu du sujet qui nous intéresse ici. La période de puissance du mouvement communiste, en gros le 20ème siècle, a ceci d’intéressant car, et malgré toutes les critiques justifiées et injustifiées faites au communisme «léniniste» qui marque le 20ème siècle, pour l’une des rares fois de l’histoire les classes populaires ont lutté pour leur propre cause et n’ont pas été de simples instruments dans les luttes intestines des classes dominantes. Malheureusement dans la période actuelle de lutte entre les classes dominantes libérales et conservatrices-nationalistes, les classes populaires sont de nouveau rétrogradées au rôle de supplétifs, supplétifs dont les voix sont nécessaires aux élections mais dont les intérêts ne seront jamais sérieusement pris en considération.
3 - Du point de vue des classes dominantes les bonnes et les mauvaises discriminations ou l’aspect «héréditaire» de certaines formes de discriminations
Comme nous l’avons vu plus haut, nous vivons une période paradoxale où nous voyons en Occident des avancées assez rapides en terme de libération des femmes et au contraire une régression (passagère, espérons le) en terme d’acceptation des étrangers et immigrés. Ces deux questions n’auront pas le même impact sur le bien être intime des classes possédantes.
Les questions sociétales peuvent être elles mêmes subdivisées en plusieurs grandes questions. Premièrement la question de la vie intime et sexuelle, cette question regroupe le droit des femmes et des minorités sexuelles, mais également des questions liées à la procréation humaine et au débat sur l’euthanasie, comme je vais le développer plus bas, ces questions sont «trans-classes».
Une autre question serait celle liée à l’identité, au racisme, à la mobilité de populations, au fait d’être «chez soi ou pas chez soi», celle-ci est beaucoup plus corrélée aux questions de classes sociales et a un aspect héréditaire que n’ont pas les premières.
D’autres questions sont un peu plus difficiles à classer comme la question de la police-justice qui relèverait plus de la deuxième question. Par ailleurs cette question soulève une autre question celle de la justice de classe, celle de notre perception de ce qui constitue un crime, on aura plus tendance à considérer un acte comme criminel s’il est le fait des classes populaires que des classes dominantes, vol à l’étalage dans une épicerie versus fraude fiscale.....
Enfin le cas des stupéfiants et le débat autour de leur prohibition est également à l’intersection de ces différentes questions, c’est à la fois en grande partie une question de mœurs mais aussi de criminalité, de criminalité pas intrinsèquement mais comme conséquence mécanique de sa prohibition.
Les questions sexuelles, de mœurs ou de fin de vie vont toucher toute les classes sociales. Avoir une attitude conservatrice sur ces questions va impacter tout autant les classes dominantes que les classes populaires, être conservateur sur ces questions est pour les classes dominantes une façon de diminuer leur accès à la liberté et au bonheur individuel.
Inversement, la deuxième question, celle de l’identité et du racisme aura un impact bien moins fort sur les classes dominantes. Si la classe sociale se transmet, ce qui ne signifie pas que ces classes soient totalement imperméables l’une à l’autre, même si elles sont bien moins perméables que le prétendent les classes dominantes et leur idéologie du mérite,. l’origine ethnique, la couleur de peau va également se transmettre à travers les générations. Discriminer des femmes ou des homosexuels peut être douloureux pour la classe dominante car des femmes et des homosexuels sont également présents en son sein, mais nous ne trouverons presque jamais de réfugiés afghans dans les classes dominantes. Il est donc beaucoup plus facile pour elles de se montrer bienveillantes envers les homosexuels et impitoyables envers les réfugiés afghans, c’est d’ailleurs à cela que nous assistons aujourd’hui en France à travers les positions du Rassemblement national ou celui du Président Macron.
Encore une fois, ce sont des tendances, plus particulièrement au sein de l’extrême droite on voit les deux attitudes, une acceptant l’homosexualité avec parfois des leaders qui affichent ouvertement leur homosexualité et une tendance conservatrice homophobe. La question de l’homosexualité ou des mœurs peut être elle même un prétexte à opprimer d’autres groupes (je pense aux Arabo-musulmans cibles de l’extrême droite occidentale) ou les classes populaires considérées comme retardataires sur ces questions.
Par contre les discriminations raciales sont structurellement plus similaires aux dominations sociales dans le sens qu’elles se perpétuent à travers les générations, qu’elles se transmettent.
Toutes les discriminations sociétales peuvent être utiles aux classes dirigeantes en ce sens qu’elles font diversion et qu’elles divisent les classes populaires. Concrètement, que les classes populaires américaines se déchirent entre Afro-américains et «petit blanc» fait l’affaire des classes dirigeantes. Que les classes populaires orientent religieusement leurs luttes (islamisme radical) au lieu de se lancer dans une lutte de classes est tout aussi «tout bénéfice» pour les classes dominantes.
Mais ces discriminations ne sont pas indispensables à la domination de classe.
Se rajoute à ça que l’oppression raciale recoupe souvent (mais pas nécessairement) l’oppression sociale, les Afro-américains, les immigrés non européens, les Rroms. Émanciper les «racisés» revient à émanciper une partie des classes populaires, ce qui déjà est moins directement intéressant pour les classes dominantes.
Pour finir, les classes dominantes ne sont pas forcément mues par des considérations consciemment de domination sociales, on voit par exemple chez les Démocrates américains de nombreuses voix pour émanciper les Afro-américains. Mais le fait que le combat pour les minorités sexuelles est plus «indolore» rendra ce combat pour eux plus évident, moins «subversif»......
4 - Les luttes sociétales, champ de bataille idéal des classes dominantes
«Non, je pense que les électeurs de droite, qui appartiennent en majorité aux classes aisées, préfèrent que l'on discute sans fin du voile islamique plutôt que de l'impôt sur la fortune». Citation de Gérard Noiriel.
Même en ayant des positions antagoniques sur les questions de société, les deux facettes de la droite, libérale et conservatrice vont partager au fond une même idéologie, celle de la prédominance du sociétal sur le social.
Ce point de vue qui est pour elles structurant est également à son avantage absolue. Perdre la bataille sur le plan social signifie perdre sa domination, voire disparaître en tant que classe sociale. Perdre sur le plan sociétal aura des conséquences pour elle beaucoup moins douloureuses.
D’autre part, les deux parties du camp bourgeois en compétition tentent dans un mouvement paradoxalement totalement contradictoire et identique de forcer dans l’esprit des gens l’idée de la prédominance de la question sociétale, moyen bien commode pour eux afin de reléguer au second plan la question sociale, de donner une diversion bien commode aux classes populaires.
Toujours dans la même logique., si la ligne de fracture est artificiellement mise sur le plan sociétal, les classes dominées, loin de s’unir, vont au contraire se diviser, chacune se mettant derrière une fraction de la classe dominante. Ainsi divisée, celle-ci est en partie neutralisée et représente alors un bien moindre danger pour l’ordre établi.
La bourgeoisie urbaine et progressiste va insister sur les oppressions sociétales, question relativement indolore pour elle, afin d’éviter les questions sociales qui, elles, mettent en danger leur domination économique. Dans cette logique, la dénonciation du «red neck» et du gilet jaune supposément raciste et homophobe est tout bénéfice pour elle. Dernière remarque, cette dénonciation reflète également un complexe de supériorité de classe, de snobisme, entre une classe dominante propre et bien éduquée versus une classe populaire vulgaire, impulsive et haineuse.
En faisant cela la bourgeoisie progressiste arrive à une sorte de double coup dans lequel les classes populaires ne peuvent que sortir perdantes.
D’un côté la question sociétale va être utilisée pour diviser les classes populaires, par exemple entre immigrés et autochtones, d’un autre côté cette question va être utilisée d’une façon totalement inverse, afin de discréditer les classes populaires considérées comme intolérantes, donc devant être gardées le plus loin possible du pouvoir et ne devant pas être politiquement autonomes car considérées comme immatures ou haineuses. D’ailleurs Thomas Piketty tente à montrer dans son livre, « Capital et Idéologie» que l’adhésion toute relative que nous voyons aujourd’hui entre l’extrême droite et une partie des classes populaires n’est nullement structurelle mais purement conjoncturelle, liée à une situation précise aujourd’hui en Occident et que nous ne retrouvons pas du tout la même conjoncture en Inde ou au Brésil par exemple.
Effet miroir, arrivant à une conclusion différente avec une grille de lecture in fine similaire, l’extrême droite va, soit ignorer la question sociale, soit au contraire s’en emparer mais d’une manière paternaliste.
Cette question du «paternalisme social» de la droite et extrême droite est fondamentalement et particulièrement vicieuse pour les classes populaires. Cette idée consiste à la soulager en partie de sa souffrance sans pour autant lui rendre son autonomie, les classes populaires seraient traitées un peu plus humainement, leur contribution à la société mieux reconnue, mais pour autant elles resteraient en situation de domination, à la merci d’un changement d’humeur de leur protecteur, en permanence obligées de quémander sa bienveillance et risquant de la perdre au moindre faux pas ou impertinence.
D’une manière qui relève uniquement du domaine stratégique, l’extrême droite va balancer entre ces deux tendances selon l’air du temps ou la température sociale ou autres raisons, par exemple Eric Zemmour lors des élections présidentielles a délibérément laissé de côté les questions sociales estimant que certains partisans de l’extrême droite seraient trop indisposés par le discours pseudo-social de Marine Le Pen.
5 - Des luttes qui avancent à des rythmes différents
Pour autant, peut-être ne faut-il pas se désoler outre-mesure du caractère «incomplet» d’une lutte, telle lutte mettra l’accent sur la question des droits politiques sans aborder celle de la justice sociale, telle autre luttera contre une forme de discrimination en oubliant les autres, enfin certaines luttes sembleront parfois «superficielles» non que le but de cette lutte soit trivial, mais parce qu’elle semblera s’attaquer plus aux symptômes qu’aux causes profondes.
Peut-être pouvons-nous avoir un regard plus positif de ces luttes, non les voir comme des luttes incomplètes et pour cela décevantes. Voyons plus tôt une lutte générale, voire globale, sur différents fronts, chacune faisant, à sa façon, avancer la cause de l’émancipation.
Ici, une lutte de paysans pauvres dans le tiers-monde se souciant peu du statut de la femme et ne questionnant pas les structures familiales. Là, en Occident, la lutte de féministes se penchant guère sur la question sociale ou sur les rapports Nord-Sud. Ces luttes ne se contredisent pas, elles se complètent. A chaque endroit, à chaque période de temps, une lutte spécifique sera mise en avant, du fait de l’histoire récente, des mentalités, des problèmes qui semblent les plus préssants mais aussi les plus consensuels.
Rappelons tout de même, le plus souvent, ceux qui s’inquiètent du sort des paysans pauvres s’inquiéteront souvent du sort fait aux femmes et vice versa, ce seront les mêmes personnes, la lutte contre toutes les injustices procède d’un même mouvement moral.
Guillaume Carré
Budapest, avril 2023